Saturday, April 5, 2008

QUATTROCENTO : UN VOYAGE DANS LE TEMPS?

Le livre de James McKean intitulé Quattrocento est surprenant. Entré en littérature comme un curé dans un night-club, le luthier McKean a un style ampoulé et parfois maladroit, mais raconte une histoire fascinante. La structure cinématographique de son livre est parfaite et rythmée pour qui veut la suivre.

Je ne m'attacherais pas à raconter l'histoire - elle offre des pistes d'interprétations intéressantes, mais je vous invite à les trouver vous-même. Ce qui m'intéresse, c'est que le personnage principal Matt O'Brien est atteint du syndrome de Stendhal et que je m'en vais ajouter cette brique à l'édifice que je suis en train de construire. Cette malade de surmenage artistique, décrite par le Grenoblois dans Rome, Naples, Florence - et reprise par Dario Argento - se manifeste par des vertiges et des sensations d'appartenir aux tableaux que l'on aurait trop vus. L'on perd connaissance après s'être rêvé dans les paysages et auprès des portraits des centaines de galeries que l'on aurait visité. Inutile de dire que c'est une maladie italienne en grande majorité.



Quattrocento est catalogué par la National Library of Congress dans les livres liés au thème "Voyage dans le temps", mais l'histoire elle-même dément cette classification imprécise bien que nécessaire. Matt voyage dans les tableaux et accède finalement à la vérité de ses voyages: ce n'est pas dans le temps mais dans les espaces différents que l'on peut se mouvoir. A grand renfort de physique quantique, Matt apprend que les temps sont finalement tous contemporains les uns des autres et il faut savoir comment emprunter les bonnes portes.

Pour Matt, c'est le syndrome de Stendhal lui-même qui agit comme moyen de transport entre les espaces, et m'offre ainsi un intéressant parallèle avec mes théories de peintures plus narratives que picturales. Mais ce qui est encore plus intéressant, c'est qu'en découvrant la théorie de la note "diabolus in musica", celle qui est à la fois parfaite en théorie, sur un clavier non tempéré, mais qui est en même temps impossible à accepter musicalement, Matt plonge dans un autre de ces voyages. Le complexe de Stendhal existe aussi en musique pour lui.

Un accordeur de piano lui explique la théorie des claviers tempérés, lui apprenant qu'aucun piano n'est accordé parfaitement, puis il accorde le piano selon les principes de rigueur physique, comme un piano devrait être accordé, non pour l'oreille, mais pour le respect des rapports entre les fréquences de vibration, base de la musique. Au lieu d'entendre une musique horrible, qui l'avait pourtant choqué une première fois, Matt part encore dans un de ces voyages fictionnels qui lui font vivre le monde de la peinture; qui le font vivre dans le monde de la peinture.

Ainsi, la narration picturale et la narration musicale peuvent avoir les mêmes effets sur le spectateur. et le paysage dans ces deux mondes peuvent raconter une histoire similaire et prendre son public par la main pour l'emmener vers le fond du décor, derrière le décor, dans le décor.

Tuesday, March 25, 2008

Liszt, le paysage à lui seul


Laissant encore le pauvre Haydn de côté pour quelques temps, je voudrais me pencher sur un aspect important de la musique paysagiste, qui pose problème par rapport à mon ébauche de grammaire, basée principalement sur des principes d'orchestration. Je veux parler de la musique paysagiste pour un instrument seul. Mes première recherches ne m'ont pour l'instant permis de dégager un mini-genre de musique paysagiste pour instrument solo que pour piano, mais si vous avez d'autres exemples, je serais heureux de les découvrir.

Premièrement, ne changeons pas trop de piste et allons au plus évident. En 1838, Franz Liszt commence à travailler à des transcriptions des Symphonies de Beethoven pour piano seul et publie cette même année celles des numéros 5,6 et 7. A cette époque, Schubert puis Schumann avaient grandement popularisé les formes "domestiques" de la musique, Lieder et pièces pour piano, vouées à être jouées dans un cadre familial ou la plupart des enfants, et surtout les jeunes filles, apprenaient à jouer au piano. Les transcriptions d'œuvres orchestrales importantes étaient devenues chose utiles et nécessaires, afin de porter dans les intérieurs et les salons les grandes œuvres du 19° siècle. Celles de Liszt pour les symphonies de Beethoven sont impressionnantes de virtuosité et n'entrent donc pas tout à fait dans le cadre de la mission présentée, puisque son travail exceptionnel pour rendre au mieux les complexités orchestrales du maître en rendent l'exécution quasi impossible pour un simple amateur, même chevronné.

Mais l'on voit où je veux en venir. Puisque la Sixième Symphonie de Beethoven nous avait offert les premiers codes du paysage musical, l'occasion est trop belle dans la transcription pour piano seul d'essayer d'enrichir notre langage. Ces analyses pourront s'avérer utiles lorsque nous croiserons de futures musiques à étudier. Retrouvons notre orage, quatrième mouvement de la Symphonie pour voir de quelle manière Liszt exprime un événement décrit d'une manière si réaliste avec son piano seul.



Comme on aurait pu s'y attendre, la main gauche fournit un travail énorme - une habitude chez Liszt, qui avait perfectionné une technique avec son pouce sensée faire croire à la présence d'une troisième main sur le clavier, mais encore plus justifiée dans ce cas - d'évocation des instruments percussifs. Les accords frappés, spatialisés, semblent représenter le fond de l'orchestre, tandis que la main gauche évoque admirablement les bois. La main gauche, un peu comme à la manière du Schubert d'Erlkönig, répétitive mais sans cesse mouvante, représente la nature en furie, l'orage ou la tempête (de neige chez Schubert). Les aigus insistants, les notes stridentes de la version orchestrée, évoquant l'orage dans leur dissimulation derrière les basses furieuses entrent ici dans une nouvelle relation, et les notes les plus hautes du clavier ne sont nullement dissimulés. Les longs arpèges de la main droite, les montées-descentes sur le clavier, puis leur réponse exacte de la main gauche semblent à l'oreille une furie ravageuse, le tonnerre et l'éclair qui se répondent avant de s'unir pour lâcher des trombes d'eau sur notre légère fête estivale.



Dans la petite pièce nommé Eclogue (qui est l'autre nom donné aux Bucoliques virgiliennes), composée lors de "l'exil" un peu volontaire de Liszt en Suisse puis en Italie, une autre technique pianistique qui sera vouée par la suite à un destin orchestral étonnant naît de ces mêmes arpèges répétitifs de la main droite. On évoquera comment dans la musique du 19° et puis à Hollywood, la harpe sera l'instrument de prédilection pour évoquer un cours d'eau dans ses dimensions les plus pacifiques et bucoliques. On l'entend déjà, cette harpe, dans la petite pièce de Liszt qui évoque évidemment un cours d'eau dans une montagne suisse, auprès duquel un berger ou un compositeur s'assoupira un moment, laissant libre court à son inspiration ou à sa relation fusionnelle avec la nature.



Nous retrouvons la même technique dans une pièce splendide d'évocation de la nature, Jeux d'Eau à la Villa d'Este. Qui n'a pas vu les Cent Fontaines ou les petits cours d'eau omniprésents qui descendent le long de la villa de Tivoli pour irriguer d'autre fontaines en contrebas ne pourra pas percevoir à quel point ce morceau est une évocation étonnante d'une promenade dans la villa du Cardinal, où Liszt fut invité à séjourner fréquemment à partir de 1869. Mais qui n'en percevra pas l'habile évocation aura en retour la chance d'imaginer l'abondance aquatique et la profusion de ces Jeux d'Eau évoqués par le clavier de Liszt. Nous avions vu précédemment la partie main gauche du clavier servir de description et la partie main droite être plus du côté de la narration. Cette fois-ci, Liszt se sert quasiment exclusivement de la partie haute, faite à la fois narration et représentation. L'eau est l'élément unique représenté, d'où une prédominance des arpèges aigus et quelques ponctuations qui ne sont jamais vraiment basses, semblant offrir musicalement le contrepoint que font les jets de différente taille entre eux, et évoquant les pas du promeneur évoluant d'une fontaine à l'autre.

Tuesday, March 18, 2008

Minghella: disparition d'un paysagiste passionné.

Passons sur les regrets éternels de ne plus découvrir de film d'Anthony Minghella, de ne plus aller en salle et frémir d'avance de découvrir à nouveau ses histoires tendues et sinueuses, ses scènes si bien pensées qu'elles racontent chacune une histoire sans pour autant s'échapper du film, ses acteurs que l'on sent choyés et compris et qui le rendent bien au film - et qui d'ailleurs lui sont fidèles, comme cela est souvent le cas chez les grands metteurs en scène. Passons sur cela, ou plutôt couchons-le rapidement sur la page pour parler de ce langage qui était celui de Minghella et qui malheureusement ne saura plus trouver de développement.

Minghella était un paysagiste passionné. Pas à la Thomas Cole, ni à la Poussin, ni à la Grieg ou Borodine, il était un vrai cinéaste paysagiste.
Ils y en a peu des cinéastes paysagistes, il y a Antonioni, David Lean, Terrence Malick. Puis, pour la plupart des autres, ce sont des scènes, des codes, des genres, plus ou moins bien utilisés. A sa manière, David Selznick était un paysagiste, mais il n'était pas tout à fait un cinéaste, et il explique surtout à merveille pourquoi je me réfère à ces codes.

Chez Minghella, c'est différent. D'abord, il était un cinéaste moderne qui faisait des films au passé simple (j'ai parlé pour lui de "Temps en Fuite" dans son cinéma) ou à l'imparfait. Breaking and Entering annonçait quelque chose de nouveau, on ne saura pas quoi. Cette façon moderne d'être au passé faisait de lui un vrai romantique, pas un de ceux qui s'en vont l'écharpe au cou au vent mauvais, un de ceux qui réflechit au passé et qui sait le questionner.

Dans English Patient, le paysage était corps, le désert féminin, l'Italie passionnelle, comme les peintre de la Renaissance savaient la décrire ou l'utiliser. Le paysage était la femme aimée, devenue monde entre les mains du cinéaste, le détroit de Bosphore devenait une partie de l'anatomie adorée, que la politique se dispute, mais que la passion exige.

Dans Mr Ripley, le paysage était social. Hommes du monde, des demis-mondes, de tous les mondes. Jardins sur toits aux bords de Central Park, paysage social complexe, jungle de sentiments et de mensonges dans laquelle on se meut avec peine, tel un Chactas cherchant à nourrir son Atala.

Dans Cold Mountain, le paysage était moral et national. Minghella y rejoint les luministes et la Hudson River School pour faire parler leurs cadres, y faire vivre ses histoires et son Amérique en crise. Les paysages y représentent les amants séparés, la violence de leur quotidien différents qu'ils sauraient affronter si seulement ils étaient ensemble.

Dans Breaking and Entering, le paysage était devenu actuel. Partie de la ville animée sur ordinateur, prévu et enfermé; ce n'était plus la ville qui appartenait à la nature mais la nature qui appartenait à la ville dans les projets de son architecte. Mais les lumières sont vertes, la nature résiste et s'impose dans le quotidien urbain des personnages qui n'y pensent même pas. Seul Will Francis, qui fut le premier personnage de Minghella à penser à la nature et au paysage consciemment, y réflechit, mais ses projets l'aveuglent.

Gabriel Yared, aussi, le compositeur fétiche de Minghella, son alter-ego musical (une autre constante de grands cinéastes, d'Eisenstin à Spielberg en passant par Lean ou Fellini), y pensait au paysage. S'interrompant dans notre série sur la grammaire du paysage musical pour cause de décès choquant et injuste - ne me demandez pas si un décès peut-être injuste ou non, celui-là l'est, nous reviendrons plus tard à Yared.

Il est celui qui a su faire passer le paysage de Minghella à un niveau semi-conscient, une rêverie perceptible, un Syndrome de Stendhal. Une petite faveur à demander au lecteur habituellement pressé: écouter ce morceau tiré de Cold Mountain, et relire ce petit texte, ou simplement penser à Minghella, et prendre le temps de revoir ses films. Il n'y en aura pas d'autre.


Friday, March 14, 2008

Pour une grammaire de la musique paysagiste II

Décors et personnages : Pastorale et origines de la musique de paysage

"En reposant, Tityre, à l'ombrage couvert
De ce hêtre au feuillage épanchement ouvert,
Tu mets sur le pipeau d'une avène légère
L'air de mainte chanson doucement bocagère.
Et nous, pauvres chétifs, nous laissons loin de nous,
Les fins de notre terre et nos villages doux :
Nous fuyons notre terre, en saison si mauvaise.
Toi cependant, Tityre, en l'ombrage à ton aise,
Tu apprends aux forêts à rebruire en chansons
La belle Amaryllide au rebat de tes sons."

Il ne s'agit nullement de considérer la musique à part. Si l'on a pensé que telle était mon intention, l'on s'est trompé. Le paysage est en art un argument symbolique, que ce soit à un niveau conscient de métaphore visible ou à l'échelle d'un courant entier, celui du nationalisme Scandinave ou Américain par exemple, et qui donc se transmet au fil des ans et de l'intérêt des artistes, au mépris des catégories artistiques qu'il nous plaît tant de supposer.

Virgile présente la vision la plus nette de l'Antiquité d'utilisation symbolique du paysage. Il développe ainsi le mythe de la Pastorale, argument métaphorique qui connaît une longévité historique impressionante et principal raison du paysage. Or, la musique paysagiste naît elle aussi de la Pastorale, développant des langages qui lui sont propres pour exprimer le mythe. C'est ce langage musical de la Pastorale qui servira à fonder la musique paysagiste qui nous intéresse. Ainsi, certains thèmes, certaines orchestrations, certaines situations de la Pastorale racontées en langage musical seront réutilisées et parfois dévoyées, modifiées pour finalement raconter la nature et le paysage dans un sens général.

Dans Les Bucoliques, Virgile oppose deux visions politiques à l'époque d'une grande crise, qui ne sont pas sans évoquer Rousseau ou les années 60-70 aux Etats-Unis. Alors que les terres sont saisies et redistribués, Tityre, le berger qui parvient à vivre en harmonie avec la nature et qui par la même occasion ne se préoccupe pas de l'avenir s'oppose à celui de l'homme de son temps. Tityre est déjà associé à la nature en tant que musicien, comme l'était Orphée. La nature est un lieu où fuir le monde réel et où se réfugie l'art; la succession des saisons, par son immuabilité, ramène l'homme à la raison et lui inspire les idées les plus hautes.

Parlons des Quatre Saisons, justement. Nul n'est besoin de présenter outre mesure les quatre concertos de Vivaldi qui ont comme sujet le cycle de la nature. Evoquons rapidement le plus connu des quatre concerti, le Printemps, pour noter que Vivaldi se situe directement dans le champ de la narration, de l'histoire, alors que ses morceaux auraient pu être basés essentiellement sur l'évocation. Le premier mouvement du morceau offre ainsi un terrain d'expression à la virtuosité sonore du violon de Vivaldi pour mimer les sons des oiseaux dans la nature. Le décor est posé, et puisque décor il y a, nous somme bien du côté de la représentation. Nous retrouvons notre berger hérité de Virgile dans le second mouvement, qui reflète en quelque sorte la nature, vivant en harmonie avec elle. Les deux forces opposées mais fertiles de la musique paysagiste - c'est aussi vrai de la peinture et d'aucun poéticiens l'associent au dilemment de l'art en général - sont présentes ici : la représentation et la narration.



Le second concerto, l'Eté, permet d'étudier plus en détail ces deux forces que j'évoquais. Le concerto entier raconte l'arrivée et l'explosion d'une tempête estivale et en quelque sorte l'histoire du berger qui subit les foudres de la nature. Les changement de dynamique, la volonté d'opposer des instruments jouant en solo à l'orchestre sont des constantes de la représentation de la nature que nous verrons à nouveau dans l'histoire de la musique. Cet aspect est propre au genre évidemment, mais on peut l'analyser sous un jour nouveau ici - à mois que ce ne soit le contraire et que le fait qu'un concerto ait été l'œuvre fondatrice de notre genre ait influencé les écritures à venir. Cordes pincées et tutti en renfort; envolées de violons contre une base musical immuable; larges coups d'archet des éléments les plus graves de l'orchestre; coups de tonnerre et de vent contre une pluie qui ne cesse de tomber, ainsi sont exprimées les éléments déchaînés. L'urgence de cette musique qui va toujours vers l'avant exprime une autre préoccupation du paysage, motif antithétique de la sereine Pastorale : l'élément sublime de la nature en furie.



Nous retrouvons justement le berger et l'orage dans la symphonie qui fonde les codes d'écriture de la musique paysagiste. Le 4° mouvement de la Sixième Symphonie de Beethoven - la Pastorale - commence d'une manière étonnemment similaire au troisième mouvement de l'Eté.



L'ampleur nouvelle de l'orchestre et l'ajout de percussions sont cruciaux pour ce qui deviendra synonyme de musique de paysage à notre oreille. La science du climax et la puissance de l'orchestration de Beethoven masque pourtant à peine le retour du violon comme instrument évocateur de la pluie. Nouveauté, l'apparition de la flûte, instrument ô combien important, aux côtés d'autre bois, pour notre genre. Depuis l'Antiquité, la flûte est l'instrument associé au beger et son usage restera chose commune, même quand notre personnage aura disparu de l'histoire. La forme légèrement concertante de son utilisation, où elle s'appuie, répond et questionne l'orchestre est pour moi une méthode brillante d'équivalence, malgré ma méfiance de ce terme, de la perspective et du chemin de l'œil. La paysage musical peut aussi être vu comme cela: offrir à l'oreille un chemin analogue à celui de l'œil en peinture de paysage. Le 19° siècle adoptera délibérement cette stratégie, en la développant et en la raffinant.

Gardons en tête ces codes fondateurs de Beethoven pour entrer dans l'abondance paysagiste du 19° siècle. Ils seront repris, commentés et développés. Puis viendra la musique Hollywoodienne, qui reprendra à son compte ce langage pour le développer, le changer, et en faire ce qui dans l'esprit public est maintenant la musique de paysage. Tout au moins m'efforcerais-je de le montrer.

Je reviendrais aussi très vite sur Les Saisons de Joseph Haydn, laissé de côtés pour cette fois mais essentiel pour les bases de cette étude, et qui aurait dû être étudier en parallèle avec les œuvres de Vivaldi et Beethoven.


Tuesday, March 4, 2008

Pour une grammaire de la musique de paysage I

"Et tandis que je fais alterner les chants tristes aux gais,
Qu’à présent nul oiseau ne bouge dans ces arbres,
Que tous les flots sur ces rives se taisent,
Et que la moindre brise en sa course s’arrête."

Ainsi la Musique ordonne-t-elle à la nature de faire place à son histoire lors du prologue de l'Orfeo de Monteverdi. Le premier opéra - selon la légende, pour une fois pas tout à fait inexacte - offre ainsi un phénomène intéressant au spectateur: celui de la fiction. Quand l'on raconte une histoire, l'on suspend en quelque sorte l'ordre naturel des choses. L'on ne vit plus dans le même monde, et la nature cesse d'exister telle qu'on la connaît. Et pourtant, le réflexe du spectateur reste de s'imaginer que le monde de l'histoire s'identifie à celui de la réalité, de sa propre réalité. Il est toujours séduisant de voir qu'une œuvre d'art qui devrait représenter les balbutiements d'un genre puisse accoucher de réflexions théoriques aussi subtiles. Il faut dire que le monde de la Renaissance qui est celui de Monteverdi est un monde qui redécouvre les pensées antiques, notamment grecques, qui avaient déjà consacrées un effort louables à ces problèmes du rôle de la fiction dans la réalité, de la reconstitution de la réalité, et donc de la place de l'artiste dans la société des hommes et dans la nature. Qu'Orphée ait été le personnage principal des deux premiers opéras de la Renaissance est loin d'être anodin à ce titre. Mais revenons à la question de la nature et de la musique.



L'opéra se place comme nous le suggérons décidément dans le champ de la fiction, qui sera celui de la musique et de la narration. A l'inverse, la nature est le monde de la réalité, et elle s'efface donc pour les besoins du mythe. Cependant, le mythe d'Orphée lui-même - parcours entre les mondes, défi des règles au sein de la fiction, et surtout épopée d'un musicien si talentueux qu'il en charma même la nature - se construit contre cette affirmation de départ. Musique et nature ne sont-elles pas intimement liées par les mythes eux-mêmes?

Penchons-nous sur quelques points communs qui font de la musique un des meilleurs moyens de représenter le paysage. Tout d'abord sur un plan théorique - quelques réflexions qui nous amènent vers cette idée un peu originale. Originale, parce que le monde des arts s'accommode généralement assez bien de sa discipline maîtresse dans la représentation du paysage: la peinture. En musique, il arrive parfois que l'on associe tel ou tel compositeur avec leur intérêt reconnu pour le paysage, mais il manque définitivement une étude qui permette de se pencher sur le phénomène de la musique et du paysage.

Evidence: le paysage est un genre pictural; mais osons un postulat un peu différent. Je le base sur mon expérience personnelle: ce qui m'a toujours attiré dans le paysage comme genre en peinture, c'est plus l'histoire qui s'y raconte et le travail de l'œil vers la profondeur, que le jeu de couleurs et de cadres. Les ambiances m'ont toujours plus touchés dans les paysages que la finesse des textures et des formes. Une des principales conséquences de ce goût est que la qualité artistique intrinsèque de l'œuvre n'entre qu'à peine en considération. Evidemment, un bon tableau aura tendance à produire un effet plus important et plus durable qu'une croûte, mais l'honnêteté simple et un peu naïve d'un exemple lambda du genre s'accorde à mon sens bien avec les objectifs du genre paysage.

Comme la musique, le paysage devient alors art du temps, art narratif. L'école dominante de son étude étudie le paysage à l'aune du cadre (bien que la pratique des "arts paysagers" soit plus proche de l'architecture et des travaux spatiaux - qui s'encombrent rarement de questions de cadres) selon la théorie un peu convenue que "le paysage est la nature montrée selon un point de vue". Or il me semble que plus qu'un point de vue, le paysage est la nature qui se raconte, se livre, et s'offre comme cadre à une histoire.

Plus encore, la peinture de paysage cherche à montrer la nature comme mouvement, en utilisant toutes les techniques possibles de profondeur et de mise en scène - admettons que l'aspect narratif du paysage pictural soit accepté; si désaccord il y a, n'hésitez pas à me faire part de vos commentaires - pour exposer le temps qui passe et les variations sublimes de la nature. Les fils des saisons - chez Gainsborough ou Constable; des époques d'une civilisation - Thomas Cole ou Poussin; ou simplement des changements de météo - Cole encore, ou encore Fredric Church, cherchent à s'exprimer dans l'image fixe, en lui donnant une temporalité qui n'est pas intégrée de son langage à priori. C'est sur ce premier point que j'aimerais lancer mon étude du paysage musical, sur le caractère narratif et sur le goût de l'histoire basée sur les changements et variations, goût qui est celui du paysage tout autant que celui de la musique.

Car, si l'on enfonce clairement des portes ouvertes en disant que la musique est art du temps parce qu'elle se développe dans le temps, il est moins évident d'en déduire de facto que la musique est art narratif parce qu'elle se sert du temps pour se raconter. Tout comme pour la peinture, la narration se construit par la profondeur, en musique, et le paysage est un splendide point d'accroche pour étudier ce phénomène.



Claudio Monteverdi, Orfeo "La Musica: Dal Mio Permesso"

La prochaine fois, les grandes œuvres fondatrices du paysage musical, chez Vivaldi et Beethoven.


Tuesday, February 12, 2008

Questions d'échelle

L'on aime à se perdre dans la nature, parfois pénétré du sentiment nostalgique que rien ne saura plus contrer la civilisation en marche et offrir à la sauvagerie l'expression de ses beautés originelles.
L'on se surprend ainsi à imaginer que l'on a su revenir en arrière dans la tapisserie du temps, que pourtant personne ne saurait détisser.
Même Pénélope, sage et rusée femme d'Ulysse, ne parvint pas à en inverser le sens, et pourtant le promeneur se rêve en homme sauvage et, loin du nid de l'homme moderne, parvint à donner à ses déambulations solitaires un air de chasse au cerf, de pêche miraculeuse, de cueillette abondante, disparues de nos vies depuis plus longtemps que la mémoire ne saurait le consigner.

N'a-t-on jamais été écrasé par la taille imposante d'un mont rocheux s'échappant vigoureusement des étendues boisées et se reflétant comme un mirage au soleil brûlant? Bien que de l'autre côté de la vallée et masquée par une majestueuse brume le faisant sembler à un Olympe, il semblait enfin accessible à l'homme simple et humble; et l'on se rêvait déjà partageant le nectar d'ambroisie qui était interdit il y si peu. Ne s'est-on jamais demandé si ce mont ne semblait pas d'autant plus iréel et dominateur qu'il était distant et que c'était notre infime et humble présence qui le faisait sembler immense? Pauvre homme, n'ayant que lui-même comme instrument de mesure!

A l'inverse, perdu dans ses rêveries, l'on ne prête pas attention aux centaines de miracles qui s'accomplissent en permanence sous nos pieds. Si d'aventure, perdu dans nos pensées, l'on perd pied; nez-à-nez avec les habitants du sol - voire du sous-sol si la chute est violente - peut-être alors prendra-t-on intérêt dans leur merveilleux mouvement permanent, dans les textures et formes complexes que la nature a créé.

Le peintre de paysage utilise abondamment cette méthode d'échelles pour ancrer sa célébration de la nature dans un sujet connu, susceptible d'attirer l'oeil de son spectateur; ou un sujet moral, capable de créer une réflexion et un cheminement commun de l'oeil et de l'esprit. Provoqué par un sujet commun ou mythologique excitant notre imaginaire, on cherche à accoler l'image qui est offerte à nos propres considérations sur le sujet. Ainsi par ce moyen est-on pris dans le tableau comme notre promeneur dans sa forêt, pensant aux différentes échelles de la nature et aux différents stades de l'homme dans cette nature.


Chez Poussin, passionné par l'évidence symbolique du paysage, l'on jette ça et là un personnage ou deux, célébrités de la mythologie ou héraut biblique ramené à sa juste valeur par la place qu'il occupe dans un cadre qui ne lui est pas dédié. Plus encore, et in arcadia ego, une foule d'anonymes ne servent qu'à souligner l'unicité et la signification fondamentale de la nature en regard de leur insignifiance.

Chez Brueghel, cette passion de la nature prétextée par un sujet humain atteint une extrêmité caricaturale avec la jambe d'Icare dépassant à peine de l'eau.

Plus paysagiste, les peintures de Thomas Cole ou de Frederick Church accueillent toujours un groupe d'humain livrés à l'ire et la joie d'être en Arcadie. Mais ces être sont toujours minuscules, semblant souligner à quel point la nature qui leur fournit tout ce dont ils ont besoin, y compris leur bonheur moral, ne tolère aucune espèce de comparaison d'échelle avec eux.

L'oeil s'y promène, d'abord attiré par les formes dominantes. Monts, arbres et couleurs offertes par le paysage semblent lui offrir un sujet d'intérêt en premier. Puis l'on distingue des formes et teintes qui se démarquent d'un tableau uniquement naturel. Quelques habits, des tons de chair, des yeux qui percent, une farandole d'été joyeuse, nous amènent vers une autre partie du cadre. Comme le promeneur qui trébuche et admire les sociétés d'en-bas, nous portons le nez près de la toile et essayons de percevoir des comportements sociaux, des regards que l'on associerait.

Homme, toi mon frère, toi que je vois sur cette peinture, toi aussi tu aimes te perdre dans la nature? Toi aussi tu sais apprécier une promenade suivie d'une station glorieuse et contemplatoire sur un promontoir rocheux?
Puis, la jalousie: homme, mon frère, pourquoi as-tu droit à ce paysage idyllique alors que je ne connais de la nature primitive que des représentations mythiques, un succédané brièvement aperçu lorsque toute présence humaine s'est effacée de mon champ de vision, l'espace d'un instant, lors d'une de mes déambulations forestières?
Homme, pourquoi suis-je moi en train de te regarder dans ce tableau? Pourquoi ais-je le nez collé à la peinture pour te regarder toi, faux frère qui ne fait que me narguer? Ne vois-tu donc pas que tu es minuscule, que tu ne pèse rien dans ce tableau? Ne vois-tu donc pas que je te domine complètement, je te contemple, minuscule, et il faut que je tombe au sol ou que je m'abîme le nez contre la toile pour te voir à peu près. Si je me recule au fond de la pièce, je ne vois plus que la nature.

Si l'homme est petit et la nature est grande, ce jeu d'échelle semblant injuste fournit à merveille un moyen de les représenter ensemble. Chose étonnante, c'est ainsi que les deux éléments (on m'excusera de séparer homme et nature en deux éléments, l'humanité y travaille depuis si longtemps...) se conviennent le mieux.
Sans homme, la nature n'est pas exprimée, elle ne devient pas paysage. Sans nature, l'homme ne trouve aucune histoire à raconter.
L'homme et l'échelle sont en peinture de paysage comme la préface pour un roman: toujours utile, servant à créer un relief.
Mais il convient à chacun de décider si l'on préfère la lire avant l'argument principal, après, ou bien jamais.

Illustrations: Thomas Cole, The State of Empire I: The Pastoral Arcadian State
Nicolas Poussin, Effets de la peur: Paysage avec homme tué par un serpent

Monday, January 28, 2008

Dieu a-t-il créé la nature?

Ce spectacle maintenant en danger, celui des formidables circonvolutions de la toute-puissante nature - formes et passions, miroir de l'homme plus parfait que son sujet même - ce spectacle-là suscite autant d'interrogations que d'émerveillements. L'extase née de son observation est une manière de rêverie étrange qui provoque toujours des cheminements de pensée étonnants. Effacé du monde et soumis aux forces qui ne sont pas celles de l'homme, l'on semble Narcisse se contemplant lui-même à travers le spectacle naturel. L'on cherche une morale; qui dans l'admirable perfection de détails d'une fleur au dessin complexe; qui dans les sinueux chemins de racines semblant livrées à elle-mêmes vers une destination gardée secrète. Toutes ces formes semblent obéir à une impulsion commune, une direction générale, et tendre passionnément vers un but qui n'a pas été révélé à l'humanité.

Et l'homme, qui croit dominer l'échelle naturelle, lui n'a eu accès à aucun secret de la nature. Il en perçoit quelques mécanismes, mais jamais les buts, et surtout jamais le langage.

Il se contemple lui-même quand il admire la nature et comprend qu'il appartient à un même ensemble vivant que ses frères et soeurs végétaux et minéraux. Il comprend qu'il n'est que partie d'une machine qui à la fois le dépasse et le l'inclut, bienveillante et toute-puissante. Elle pourrait l'écraser, l'étouffer, le faire disparaître à sa guise quand il a l'impudence de se confronter à elle, de vouloir opposer sa civilisation et sa vision ordonnée du monde sans rien entendre à l'ordre intime et mystérieux qu'elle impose à toute forme de vie. Mais non, charmeuse et sûre de sa force, elle offre l'ombre de ses feuilles pour abriter la marche du voyageur, la saveur de ses fruits pour satisfaire son ventre affamé et ses tapis de mousse odorante pour un repos mérité. Et toi, homme, tu crois pouvoir disposer d'elle à ta guise? Mais c'est elle qui dispose de toi, pauvre âme folle et innocente dans sa culpabilité première.

Pour beaucoup, les mystères de la nature sont la preuve de l'existence de Dieu, sa création la plus achevée et le lieu de sa célébration, plus qu'aucun autre. Finalement, cette attitude, toute aveugle que l'on veuille bien la croire, est moins orgueilleuse que celle qui prétend tout comprendre au langage de la nature. Elle considère toutefois que Dieu n'a créé la nature que comme un splendide berceau de l'humanité, qu'elle aurait ensuite cessé de mériter. Au commencement était Eden, et son couple primitif et parfait. En ces temps, tout était un, et l'homme et la nature n'étaient qu'un, et l'animal et l'homme n'étaient qu'un. Puis, l'homme tenté et pêcheur fut expulsé du jardin unique et tout devint pluriel, divisions et batailles.

"Il est un Dieu; les herbes de la vallée et les cèdres de la montagne le bénissent, l'insecte bourdonne ses louanges, l'éléphant le salue au lever du jour, l'oiseau le chante dans le feuillage, la foudre fait éclater sa puissance, et l'Océan déclare son immensité. L'homme seul a dit: Il n'y a point de Dieu."

Alors, l'homme s'inventa un être différent, vivant dans la nature, mais ne faisant pas partie d'elle, et s'affranchit de ses devoirs envers la communauté des espèces vivantes. Il était le grain de sel dissous dans l'eau et devint l'algue prise dans les flots. Il pris conscience d'être humain; rencontrant d'autre hommes, il prit conscience d'être peuple; rencontrant d'autre familles, il prit conscience d'avoir engendré et finalement prit conscience d'être un. La nature devint pour lui un simple symbole et non plus la mère nourricière; elle représenta à la fois ce qui lui apporte ses bienfaits et ce qui le menace. Au fil des siècle, l'homme se servit de la nature pour affirmer que Dieu était et ne pouvait pas ne pas être. Il prenait ainsi conscience d'être corrompu et puni par son créateur. Mais il s'en servit tout autant pour arguer que Dieu n'était pas. Pourtant, ne défendrait-il pas sa création, n'arbitrerait-il pas les duels entre ses différentes engeances? Que les hommes, condamnés à être divisés par leur faute même, que les hommes se livrent à des massacres entre eux, soit. Pour le théologien, cela n'est que le signe de ses péchés passés, la punition divine. Mais nul créateur ne laisserait ses créations se détruire ainsi sans prendre parti! L'homme dispose maintenant du monde, arguent certains, et Dieu lui en a laissé la charge.

L'homme ne serait alors qu'un enfant de Dieu qui aurait enterré son parent, ainsi que le veut l'ordre des choses. L'héritage est ensuite dilapidé et disputé entre les différents partis. Histoire banale, finalement.


Citation: René de Châteaubriand, Génie du Christianisme
Illustration, Thomas Cole, The Expulsion From the Garden of Eden