Tuesday, February 12, 2008

Questions d'échelle

L'on aime à se perdre dans la nature, parfois pénétré du sentiment nostalgique que rien ne saura plus contrer la civilisation en marche et offrir à la sauvagerie l'expression de ses beautés originelles.
L'on se surprend ainsi à imaginer que l'on a su revenir en arrière dans la tapisserie du temps, que pourtant personne ne saurait détisser.
Même Pénélope, sage et rusée femme d'Ulysse, ne parvint pas à en inverser le sens, et pourtant le promeneur se rêve en homme sauvage et, loin du nid de l'homme moderne, parvint à donner à ses déambulations solitaires un air de chasse au cerf, de pêche miraculeuse, de cueillette abondante, disparues de nos vies depuis plus longtemps que la mémoire ne saurait le consigner.

N'a-t-on jamais été écrasé par la taille imposante d'un mont rocheux s'échappant vigoureusement des étendues boisées et se reflétant comme un mirage au soleil brûlant? Bien que de l'autre côté de la vallée et masquée par une majestueuse brume le faisant sembler à un Olympe, il semblait enfin accessible à l'homme simple et humble; et l'on se rêvait déjà partageant le nectar d'ambroisie qui était interdit il y si peu. Ne s'est-on jamais demandé si ce mont ne semblait pas d'autant plus iréel et dominateur qu'il était distant et que c'était notre infime et humble présence qui le faisait sembler immense? Pauvre homme, n'ayant que lui-même comme instrument de mesure!

A l'inverse, perdu dans ses rêveries, l'on ne prête pas attention aux centaines de miracles qui s'accomplissent en permanence sous nos pieds. Si d'aventure, perdu dans nos pensées, l'on perd pied; nez-à-nez avec les habitants du sol - voire du sous-sol si la chute est violente - peut-être alors prendra-t-on intérêt dans leur merveilleux mouvement permanent, dans les textures et formes complexes que la nature a créé.

Le peintre de paysage utilise abondamment cette méthode d'échelles pour ancrer sa célébration de la nature dans un sujet connu, susceptible d'attirer l'oeil de son spectateur; ou un sujet moral, capable de créer une réflexion et un cheminement commun de l'oeil et de l'esprit. Provoqué par un sujet commun ou mythologique excitant notre imaginaire, on cherche à accoler l'image qui est offerte à nos propres considérations sur le sujet. Ainsi par ce moyen est-on pris dans le tableau comme notre promeneur dans sa forêt, pensant aux différentes échelles de la nature et aux différents stades de l'homme dans cette nature.


Chez Poussin, passionné par l'évidence symbolique du paysage, l'on jette ça et là un personnage ou deux, célébrités de la mythologie ou héraut biblique ramené à sa juste valeur par la place qu'il occupe dans un cadre qui ne lui est pas dédié. Plus encore, et in arcadia ego, une foule d'anonymes ne servent qu'à souligner l'unicité et la signification fondamentale de la nature en regard de leur insignifiance.

Chez Brueghel, cette passion de la nature prétextée par un sujet humain atteint une extrêmité caricaturale avec la jambe d'Icare dépassant à peine de l'eau.

Plus paysagiste, les peintures de Thomas Cole ou de Frederick Church accueillent toujours un groupe d'humain livrés à l'ire et la joie d'être en Arcadie. Mais ces être sont toujours minuscules, semblant souligner à quel point la nature qui leur fournit tout ce dont ils ont besoin, y compris leur bonheur moral, ne tolère aucune espèce de comparaison d'échelle avec eux.

L'oeil s'y promène, d'abord attiré par les formes dominantes. Monts, arbres et couleurs offertes par le paysage semblent lui offrir un sujet d'intérêt en premier. Puis l'on distingue des formes et teintes qui se démarquent d'un tableau uniquement naturel. Quelques habits, des tons de chair, des yeux qui percent, une farandole d'été joyeuse, nous amènent vers une autre partie du cadre. Comme le promeneur qui trébuche et admire les sociétés d'en-bas, nous portons le nez près de la toile et essayons de percevoir des comportements sociaux, des regards que l'on associerait.

Homme, toi mon frère, toi que je vois sur cette peinture, toi aussi tu aimes te perdre dans la nature? Toi aussi tu sais apprécier une promenade suivie d'une station glorieuse et contemplatoire sur un promontoir rocheux?
Puis, la jalousie: homme, mon frère, pourquoi as-tu droit à ce paysage idyllique alors que je ne connais de la nature primitive que des représentations mythiques, un succédané brièvement aperçu lorsque toute présence humaine s'est effacée de mon champ de vision, l'espace d'un instant, lors d'une de mes déambulations forestières?
Homme, pourquoi suis-je moi en train de te regarder dans ce tableau? Pourquoi ais-je le nez collé à la peinture pour te regarder toi, faux frère qui ne fait que me narguer? Ne vois-tu donc pas que tu es minuscule, que tu ne pèse rien dans ce tableau? Ne vois-tu donc pas que je te domine complètement, je te contemple, minuscule, et il faut que je tombe au sol ou que je m'abîme le nez contre la toile pour te voir à peu près. Si je me recule au fond de la pièce, je ne vois plus que la nature.

Si l'homme est petit et la nature est grande, ce jeu d'échelle semblant injuste fournit à merveille un moyen de les représenter ensemble. Chose étonnante, c'est ainsi que les deux éléments (on m'excusera de séparer homme et nature en deux éléments, l'humanité y travaille depuis si longtemps...) se conviennent le mieux.
Sans homme, la nature n'est pas exprimée, elle ne devient pas paysage. Sans nature, l'homme ne trouve aucune histoire à raconter.
L'homme et l'échelle sont en peinture de paysage comme la préface pour un roman: toujours utile, servant à créer un relief.
Mais il convient à chacun de décider si l'on préfère la lire avant l'argument principal, après, ou bien jamais.

Illustrations: Thomas Cole, The State of Empire I: The Pastoral Arcadian State
Nicolas Poussin, Effets de la peur: Paysage avec homme tué par un serpent

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