Tuesday, March 4, 2008

Pour une grammaire de la musique de paysage I

"Et tandis que je fais alterner les chants tristes aux gais,
Qu’à présent nul oiseau ne bouge dans ces arbres,
Que tous les flots sur ces rives se taisent,
Et que la moindre brise en sa course s’arrête."

Ainsi la Musique ordonne-t-elle à la nature de faire place à son histoire lors du prologue de l'Orfeo de Monteverdi. Le premier opéra - selon la légende, pour une fois pas tout à fait inexacte - offre ainsi un phénomène intéressant au spectateur: celui de la fiction. Quand l'on raconte une histoire, l'on suspend en quelque sorte l'ordre naturel des choses. L'on ne vit plus dans le même monde, et la nature cesse d'exister telle qu'on la connaît. Et pourtant, le réflexe du spectateur reste de s'imaginer que le monde de l'histoire s'identifie à celui de la réalité, de sa propre réalité. Il est toujours séduisant de voir qu'une œuvre d'art qui devrait représenter les balbutiements d'un genre puisse accoucher de réflexions théoriques aussi subtiles. Il faut dire que le monde de la Renaissance qui est celui de Monteverdi est un monde qui redécouvre les pensées antiques, notamment grecques, qui avaient déjà consacrées un effort louables à ces problèmes du rôle de la fiction dans la réalité, de la reconstitution de la réalité, et donc de la place de l'artiste dans la société des hommes et dans la nature. Qu'Orphée ait été le personnage principal des deux premiers opéras de la Renaissance est loin d'être anodin à ce titre. Mais revenons à la question de la nature et de la musique.



L'opéra se place comme nous le suggérons décidément dans le champ de la fiction, qui sera celui de la musique et de la narration. A l'inverse, la nature est le monde de la réalité, et elle s'efface donc pour les besoins du mythe. Cependant, le mythe d'Orphée lui-même - parcours entre les mondes, défi des règles au sein de la fiction, et surtout épopée d'un musicien si talentueux qu'il en charma même la nature - se construit contre cette affirmation de départ. Musique et nature ne sont-elles pas intimement liées par les mythes eux-mêmes?

Penchons-nous sur quelques points communs qui font de la musique un des meilleurs moyens de représenter le paysage. Tout d'abord sur un plan théorique - quelques réflexions qui nous amènent vers cette idée un peu originale. Originale, parce que le monde des arts s'accommode généralement assez bien de sa discipline maîtresse dans la représentation du paysage: la peinture. En musique, il arrive parfois que l'on associe tel ou tel compositeur avec leur intérêt reconnu pour le paysage, mais il manque définitivement une étude qui permette de se pencher sur le phénomène de la musique et du paysage.

Evidence: le paysage est un genre pictural; mais osons un postulat un peu différent. Je le base sur mon expérience personnelle: ce qui m'a toujours attiré dans le paysage comme genre en peinture, c'est plus l'histoire qui s'y raconte et le travail de l'œil vers la profondeur, que le jeu de couleurs et de cadres. Les ambiances m'ont toujours plus touchés dans les paysages que la finesse des textures et des formes. Une des principales conséquences de ce goût est que la qualité artistique intrinsèque de l'œuvre n'entre qu'à peine en considération. Evidemment, un bon tableau aura tendance à produire un effet plus important et plus durable qu'une croûte, mais l'honnêteté simple et un peu naïve d'un exemple lambda du genre s'accorde à mon sens bien avec les objectifs du genre paysage.

Comme la musique, le paysage devient alors art du temps, art narratif. L'école dominante de son étude étudie le paysage à l'aune du cadre (bien que la pratique des "arts paysagers" soit plus proche de l'architecture et des travaux spatiaux - qui s'encombrent rarement de questions de cadres) selon la théorie un peu convenue que "le paysage est la nature montrée selon un point de vue". Or il me semble que plus qu'un point de vue, le paysage est la nature qui se raconte, se livre, et s'offre comme cadre à une histoire.

Plus encore, la peinture de paysage cherche à montrer la nature comme mouvement, en utilisant toutes les techniques possibles de profondeur et de mise en scène - admettons que l'aspect narratif du paysage pictural soit accepté; si désaccord il y a, n'hésitez pas à me faire part de vos commentaires - pour exposer le temps qui passe et les variations sublimes de la nature. Les fils des saisons - chez Gainsborough ou Constable; des époques d'une civilisation - Thomas Cole ou Poussin; ou simplement des changements de météo - Cole encore, ou encore Fredric Church, cherchent à s'exprimer dans l'image fixe, en lui donnant une temporalité qui n'est pas intégrée de son langage à priori. C'est sur ce premier point que j'aimerais lancer mon étude du paysage musical, sur le caractère narratif et sur le goût de l'histoire basée sur les changements et variations, goût qui est celui du paysage tout autant que celui de la musique.

Car, si l'on enfonce clairement des portes ouvertes en disant que la musique est art du temps parce qu'elle se développe dans le temps, il est moins évident d'en déduire de facto que la musique est art narratif parce qu'elle se sert du temps pour se raconter. Tout comme pour la peinture, la narration se construit par la profondeur, en musique, et le paysage est un splendide point d'accroche pour étudier ce phénomène.



Claudio Monteverdi, Orfeo "La Musica: Dal Mio Permesso"

La prochaine fois, les grandes œuvres fondatrices du paysage musical, chez Vivaldi et Beethoven.


No comments: